IX

Lentement, s’arrêtant toujours là où une nourriture abondante tentait sa gourmandise, Niabongha avait continué son voyage vers les hauteurs, traversant la forêt tropicale, puis les bambusées, pour pénétrer enfin dans les fourrés d’hagenias, ces arbres rabougris, tordus comme des serpents et aux branches desquels la mousse pend en barbes verdâtres.

Ce matin-là, le solitaire s’était dressé sur sa couche faite de branchages et de feuillages, au pied d’un gros hagenia. Il avait fait froid et humide durant la nuit. Le colosse blanc avait dû dormir la tête enfouie sous ses bras repliés pour se protéger sous l’épaisse fourrure qui les recouvrait.

Après avoir consciencieusement fait sa toilette en s’enduisant les mains de salive pour en lisser sa toison, un peu à la façon des chats, Niabongha s’était remis en route en direction des volcans, pour atteindre la zone des fougères arborescentes. Là croissait son fruit préféré, la framboise sauvage, parée par les naturalistes du nom prétentieux de Rubus kirungensis.

Depuis plusieurs jours, le géant était tourmenté par la sensation très nette d’être suivi, et par des hommes, dont le vent lui apportait parfois l’odeur fade, mêlée à celle de la fumée des feux. De caractère déjà ombrageux, Niabongha en devenait d’une humeur massacrante, se mettant dans des colères terribles au moindre propos. À cause d’une branche qui lui résistait, d’un petit nectarin, pareil à un joyau volant et qui, passant trop près du colosse, le frôlait de son aile, de la proximité d’une famille de gorilles en laquelle il voyait des ennemis.

La colère de Niabongha fut finalement apaisée par la découverte d’un champ de ronciers couverts de mûres sauvages, gros fruits violâtres dont il s’empressa de se gaver par poignées, sans se soucier des épines qui, au cours de la cueillette, lardaient son cuir épais.

Après s’être ainsi gavé, Niabongha continua son ascension, comme si une force obscure le poussait vers les sommets afin d’y accomplir quelque mystérieux pèlerinage. Il passa la nuit sous un grand séneçon, à la limite des champs de lave. Le lendemain, il se mit à gravir le cône tronqué d’un volcan secondaire, dont le cratère, envahi par les eaux de pluie, avait été changé en un lac parfaitement rond. Ses eaux calmes luisaient, telle une grande plaque de marcassite polie, sous un ciel envahi par les nuages entre lesquels, parfois, un rayon de soleil giclait comme du cuivre fondu hors de son creuset.

Assis au bord du cratère, Niabongha laissait errer son regard sur le paysage grandiose des monts. En plein soleil, il eut été presque aveugle mais, dans cet éclairage tamisé, ses yeux rouges enfoncés sous la double protection des paupières mi-closes et des arcades sourcilières en visière, il pouvait y voir avec assez de précision. Les montagnes boursouflées, telles de gigantesques bulles figées à l’instant précis où elles crevaient, couronnées d’un étroit anneau de scories et aux flancs tapissés de végétations épaisses, d’un vert changeant suivant l’altitude. Et, par-dessus tout, si près maintenant qu’il semblait pouvoir être touché, le Rorongo, vieux cracheur de laves à la bouche maintenant close par une muselière de neiges.

Ayant longé lentement la pente conduisant au lac, le Gorille Blanc entreprit de se désaltérer, plongeant la main dans l’eau et lapant ensuite le liquide demeuré au creux de sa paume, pour ensuite sucer avec application chacun de ses doigts.

Un sourd grondement, suivi d’une série de détonations sèches provenant d’un cratère adventif d’un volcan voisin – peut-être le Rorongo en train de se réveiller – fit tressaillir Niabongha qui, habitué pourtant à ces sautes d’humeur de la terre, pensa vite à autre chose. À l’approche bruyante d’une troupe d’animaux par exemple. Une harde d’éléphants s’avançait en effet pour boire. Le gros mâle qui la menait, sentant les effluves du gorille, leva sa trompe et poussa un long barrissement de menace tout en agitant ses oreilles semblables à d’énormes feuilles de choux.

Niabongha, peu habitué à céder le terrain, se dressa légèrement sur ses membres postérieurs et poussa une série de rugissements entrecoupés de hoquets et se terminant chacun par une note basse. Le pachyderme se mit alors à trotter, la trompe levée, en direction du grand singe qui, toute colère éteinte, trouva préférable de s’esquiver devant cette montagne de chair et d’os roulant vers lui. À quatre pattes, l’anthropoïde se mit donc à remonter, de son allure un peu oblique de gros ours, la déclivité du cratère. Quand il eut atteint l’arête, il s’y immobilisa assis, pour considérer les éléphants qui, les uns après les autres, se jetaient, avec chaque fois un « plouf ! » retentissant, dans la belle eau tout à l’heure si calme et si limpide.

Durant un long moment, Niabongha demeura dans la pose du philosophe, à regarder la troupe des pachydermes occupés à s’ébrouer, à se doucher à l’aide de leurs trompes, à s’ébattre dans des jaillissements d’écume. Le tout ponctué par les barrissements des adultes, les cris craintifs des jeunes.

Considérant sans doute n’avoir rien à faire auprès de cette troupe de colosses joueurs occupés à changer l’eau claire du petit lac en une mare bourbeuse, taquiné aussi par une insatiable faim, Niabongha se mit à descendre lentement le long des flancs du volcan pour atteindre les premières végétations, au-delà du champ de laves et de scories, et gagner un endroit où il savait trouver les framboises sauvages en abondance.

Niabongha s’était engagé depuis dix minutes à peine dans la forêt de séneçons et de bruyères arborescentes, quand une série d’odeurs le frappa. À gauche, à droite, celle des hommes ; devant, celle du gorille. Habitué depuis longtemps à ne pas être inquiété par les indigènes, qui semblaient le craindre, Niabongha décida de négliger les hommes pour s’occuper des gorilles qui, bien que de sa race, étaient ses ennemis. À toute allure, il fonça droit devant lui, à travers les fourrés qu’il écarta sur son passage avec la puissance d’un boulet de canon. Bientôt, il déboucha dans une étroite clairière au sol tapissé d’herbe courte. De l’autre côté de cette clairière, une petite troupe de gorilles – deux femelles, deux jeunes gorillons et un grand mâle à la fourrure déjà tavelée de gris – était occupée à se gaver de framboises sauvages.

Déjà, le mâle avait fait face à Niabongha. Les deux géants, chacun clamant sa haine, s’avancèrent l’un vers l’autre. Ils faisaient quelques pas, s’arrêtaient pour se dresser, vociférer des imprécations en se martelant la poitrine. Puis ils repartaient lentement, en roulant les épaules à la façon de lutteurs sur le point de s’affronter pour décrocher la fameuse Ceinture Arc-en-ciel.

 

*

* *

 

Pendant plusieurs jours encore, guidés sûrement par les pygmées, Morane et ses compagnons s’étaient avancés sur les traces du Gorille Blanc. Cette poursuite les avait menés tout naturellement à gravir les flancs du volcan dont le cratère était comblé par ce petit lac où Niabongha, avant d’avoir été chassé par les éléphants, s’était abreuvé.

Le safari cheminait maintenant à travers la forêt de bruyères arborescentes, de séneçons et de lobélies. Il n’allait plus tarder à atteindre les champs de lave bordant le cratère, quand un Batoua, parti en éclaireur, revint en proie à une vive agitation. Il venait d’apercevoir Niabongha aux prises avec un autre gorille, noir celui-là.

Sans attendre, Bob suivi de M’Booli, des chasseurs bamzirih et des autres Batouas, se lancèrent sur les talons de leur guide qui, en quelques minutes à peine, les mena à la clairière où Niabongha venait de rencontrer la famille d’anthropoïdes, pour provoquer ensuite son chef au combat.

Pour ne pas effaroucher les quadrumanes, Bob et sa troupe s’étaient dissimulés soigneusement parmi les fourrés afin de suivre, sans risquer d’être aperçus, la bataille qui se déroulait à présent au centre de la clairière.

Niabongha et le gorille noir s’étaient précipités l’un sur l’autre, de toute leur masse, pour se nouer en une étreinte monstrueuse, cherchant à s’immobiliser mutuellement les bras, roulant sur le sol et se mordant avec fureur tout en faisant voler dans tous les sens des paquets de poils blancs et noirs arrachés par des mains griffues. Combat de titans, rendu plus impressionnant encore par les rugissements démentiels des deux antagonistes dont la rage atteignait souvent à un paroxysme tel que les deux bêtes semblaient sur le point d’exploser sous sa poussée intérieure. Parfois, ils se séparaient, pour, aussitôt, se précipiter à nouveau l’un sur l’autre, rouler au sol en se mordant férocement.

En hâte, Morane avait mis une caméra en batterie. S’aidant d’un téléobjectif puissant, il filmait le combat des deux colosses qui, perdant leur sang par de multiples blessures, paraissaient infatigables. Lentement cependant, le gorille noir faiblissait. S’il se révélait presque aussi fort que l’albinos, celui-ci voyait son énergie doublée par la haine que, depuis toujours, il marquait à ses semblables, à ces êtres de sa race qui, en le chassant jadis, l’avaient condamné à la solitude.

Le gorille noir commençait à reculer insensiblement vers le couvert de la forêt, où l’attendait sa famille apeurée, quand un scintillement attira l’attention de Morane. Interrompant la prise de vue, Bob régla rapidement la mise au point pour pouvoir inspecter avec précision, à travers le viseur réflex de la caméra, le mur de la forêt, à l’autre extrémité de la clairière. Tout d’abord, il ne distingua rien d’insolite. Puis, tout à coup, sous l’effet d’un rayon de soleil, il y eut un nouveau scintillement. Alors seulement grâce au puissant téléobjectif, Bob remarqua une sorte de long bâton noir qui, émergeant horizontalement des buissons, bougeait doucement de gauche à droite, suivant les mouvements des deux combattants.

Morane ne mit pas longtemps à comprendre que le bâton noir en question n’était autre chose qu’un canon de carabine sur le point de mire duquel le soleil s’était réfléchi, lui donnant l’éveil. Quant à la carabine elle-même, elle devait être tenue par un homme qui, selon toute évidence, n’attendait que l’occasion propice pour ouvrir le feu sur l’un des deux anthropoïdes. Bob n’eut aucun mal non plus à comprendre lequel des animaux était visé, ni à deviner l’identité du chasseur.

— Gaëtan d’Orfraix ! murmura-t-il.

À tout moment, la brute pouvait ouvrir le feu et frapper mortellement Niabongha. En hâte, Morane déposa sa caméra et dégainant son revolver, il le déchargea au-dessus de la tête des anthropoïdes. Le fracas des détonations interrompit brusquement le combat. Saisis par une soudaine panique, les deux antagonistes bondirent, chacun de leur côté, vers la forêt. À cet instant précis, un nouveau coup de feu, venant cette fois de l’autre extrémité de la clairière, déchira le silence. Niabongha s’immobilisa, touché à l’épaule, peu grièvement heureusement. La balle l’avait atteint au moment même où il bondissait, compromettant ainsi l’efficacité du tir.

Tenaillé par la douleur et par la peur, le Gorille Blanc se propulsa en avant, troua le rideau de feuillage et, avant que le chasseur ait eu le temps de lui envoyer un nouveau projectile, il disparut sous les arbres. Il y eut un fracas de branches brisées qui alla en s’atténuant, puis ce fut le silence.

Un silence que, seul, un cri d’oiseau troubla. À présent, la clairière qui, quelques secondes plus tôt encore, retentissait des cris de colère des deux gorilles combattants, était déserte.

En lui-même, Morane, encore tout frémissant d’angoisse, bénissait le sort qui lui avait permis de se trouver à proximité du Gorille Blanc en même temps que d’Orfraix, et aussi d’intervenir à point nommé pour empêcher ce dernier d’abattre Niabongha. Celui-ci avait été touché, mais peu gravement à ce qu’il semblait, et Bob n’ignorait pas que les animaux – les singes en particulier – savent comment panser leurs blessures.

Le silence continuait à peser sur la clairière. Pourtant, Gaétan d’Orfraix et ses complices devaient être là, tapis dans les broussailles. Lentement, Morane attira sa carabine à lui. Sans doute, son compatriote, qui le croyait mort sous la griffe des léopards, devait-il être passablement surpris de cette intervention, par laquelle Morane venait de s’acquitter de la dette morale qu’il avait contractée précédemment envers le Gorille Blanc.

Décidant de profiter au maximum de cette surprise, Bob se mit à crier :

— D’Orfraix ! C’est moi, Morane ! Vous me croyiez mort, mais je suis bien vivant, et c’est fini de rire à présent. Vous allez vous rendre, vos compagnons et vous. Dans le cas contraire, si vous tentez de vous défendre, vous serez abattus sans pitié. Vous avez voulu me tuer, ne l’oubliez pas.

Morane s’attendait à une quelconque réaction de la part du chasseur, mais rien ne vint. Le silence continua à régner. Bob et ses compagnons, les armes à la main, surveillaient l’autre extrémité de la clairière. Rien ne se produisit.

— D’Orfraix, m’entendez-vous ? hurla encore Morane.

Toujours rien. De longues minutes s’écoulèrent, dans un silence quasi-total. Afin de parer à toute surprise, car l’ennemi pouvait avoir effectué un mouvement tournant et attaquer par-derrière, Bob avait disposé ses sentinelles dans le sous-bois. Inutilement cependant, car aucune agression ne devait se produire.

Finalement, décidé à en avoir le cœur net, Morane envoya une dizaine de Batouas en direction de l’endroit où se trouvait tantôt le tireur. Les pygmées revinrent dix minutes plus tard, déclarant ne rien avoir trouvé, à part une douille vide qu’ils tendirent à Morane. Celui-ci retourna longuement entre ses doigts le petit cylindre de cuivre. Il n’eut aucune peine à se rendre compte qu’il s’agissait là des restes d’une cartouche de calibre 375 Magnum. Bob se souvint alors avoir vu entre les mains de d’Orfraix, lors de leur orageuse entrevue, plusieurs jours auparavant, une carabine de ce type. Si un doute demeurait encore sur l’identité du tireur, il venait ainsi d’être levé.

Continuant à interroger les pygmées par l’intermédiaire de Longo, Morane apprit qu’ils avaient relevé seulement les traces de quatre hommes, deux Européens et deux Noirs, qui semblaient s’être enfoncés à travers la forêt.

« Sans doute, supposa Bob, s’agissait-il là de d’Orfraix et d’un de ses trois complices, accompagnés de deux guerriers azantis. Voilà pourquoi ils ne nous ont pas attaqués. Ils ne se sentaient pas en nombre. Mais sans doute ne perdons-nous rien pour attendre. »

Bob eut un petit sourire entendu. Ensuite, il se tourna vers M’Booli qui, durant tout ce temps, n’avait cessé de se tenir à ses côtés, tel un ange gardien au torse d’ébène.

— Puisque Niabongha se trouve dans la région et que, en dépit de sa blessure, il ne la quittera pas avant plusieurs jours à cause de l’abondance des mûres sauvages, nous allons chercher un endroit pour dresser un camp fixe. Quand nous aurons découvert cet endroit, nous enverrons des Batouas à la rencontre des porteurs.

Mais M’Booli ne paraissait pas partager cet avis.

— Non, Bwana Bob, fit-il. Si nous dressons le camp maintenant, les Azantis viendront nous y assaillir la nuit, quand nous dormirons, et nous massacreront tous. Ce qu’il faut avant tout, c’est retrouver nos ennemis pour les tuer avant qu’ils ne nous tuent.

Morane eut à nouveau un sourire énigmatique.

— Pourquoi nous donner tant de mal à poursuivre monsieur d’Orfraix et ses complices, M’Booli, alors que, comme tu viens de le dire, ils ne tarderont pas à venir à nous ? Comment chasse-t-on le léopard pour le prendre vivant ?

Surpris par ce coq-à-l’âne, le grand Balébélé ne put que répondre :

— On installe un piège fermé par une trappe et au fond duquel se trouve un appât. Le léopard entre dans le piège, touche à l’appât, et la trappe se referme. Mais je ne vois pas ce que le léopard a affaire avec nos ennemis, Bwana ?

— Il y a au contraire beaucoup de points de contact, M’Booli, dit sentencieusement Morane. Il n’y a pas longtemps ces ennemis nous ont justement offerts en pâture aux léopards, ne l’oublions pas. Ce n’est pas de leur faute si nous n’avons pas été dévorés. Eh bien ! à présent, nous allons, nous, traiter nos ennemis comme on traite le léopard. Installons notre camp. Ensuite, la trappe se refermera d’elle-même.